Le Président de la République a cité les scientifiques à cinq reprises pour justifier ses décisions dans ces discours des 12 et 16 mars. Ils étaient absents de son discours du 13 avril. La lune de miel serait-elle terminée ? Comment s’articule la relation complexe entre scientifiques et politiciens ? La parole scientifique peut-elle aller outre les convictions, l’idéologie, le jeu politique ?

Nous trouvons quelques clefs de lecture avec l’éminent sociologue allemand du début XXe siècle Max Weber et notre contemporain le philosophe André Comte-Sponville.

Le premier nous éclaire sur ce qui différencie les politiques des scientifiques, et le second, sur la signification de la soumission de l’un sur l’autre : l’angélisme ou la barbarie.

Neutralité axiologique

Dans Le savant et le politique (paru en 1919) Max Weber décrit les qualités essentielles du scientifique : spécialisation dans son domaine, le travail, la passion, l’inspiration, l’intuition. Weber y expose notamment la neutralité axiologique (ou « non-imposition des valeurs ») qui exige des scientifiques la plus grande neutralité. Il s’agit pour lui d’une condition fondamentale de l’activité scientifique sans quoi « il n’y a plus [de] compréhension intégrale des faits ».

Les qualités essentielles de l’homme politique sont quant à elles : la passion, le sentiment de responsabilité et le coup d’œil. Si le politique doit être mû par la passion, il doit garder la tête froide pour ne pas se laisser submerger par ses émotions. Aussi appelé homme d’action il fait face à :

« une conjoncture singulière et unique, choisit en fonction de ses valeurs et introduit dans le réseau du déterminisme un fait nouveau ».

C’est ici que Weber distingue deux formes d’éthique, bien résumées par le philosophe et sociologue Raymond Aron dans la préface de l’ouvrage :

« [Dans l’éthique de conviction] j’obéis à mes convictions […] sans me soucier des conséquences de mes actes, [dans l’éthique de responsabilité] je me tiens pour comptable de ce que je fais, même sans l’avoir directement voulu, et alors les bonnes intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs. »

Distinction d’accord mais hiérarchisation ?

Nous avons vu avec Weber les valeurs propres aux mondes scientifique et politique. Mais comment qualifier les relations de pouvoir entre les deux ? André Comte-Sponville nous donne des clefs pour répondre à la question dans son livre Le capitalisme est-il moral ? (2004). Au préalable, il clarifie quatre domaines distincts (qu’il appelle des ordres) hiérarchisés entre eux.

  • L’ordre techno-scientifique distingue le possible/impossible et le vrai/faux. L’économie en fait partie. Mais la techno-science a besoin d’être limitée car elle progresse selon ses propres règles comme le dit l’ingénieur et physicien Dennis Gabor « ce qui peut être fait le sera » ;
  • L’ordre juridico-politique distingue le légal/illégal et s’incarne dans la loi et l’État. Deux risques se posent s’il n’est pas limité de l’extérieur : au niveau individuel, le risque du « salaud légaliste » car aucune loi n’interdit le mensonge ou la méchanceté, et au niveau collectif celui d’un peuple qui aurait tous les droits ;
  • L’ordre moral distingue le bien/mal : « l’ensemble de nos devoirs, l’ensemble des obligations et des interdits que nous nous imposons a priori à nous-même » (Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs). Mais il manquerait l’amour à celui qui suivrait à la lettre la morale sans y croire et sans réfléchir ;
  • L’ordre éthique distingue la joie/tristesse : tout ce qui se fait par amour. Cet ordre pourrait être limité par l’ordre divin.

Que se passe-t-il si un ordre dicte sa loi à celui du haut ou du bas ? Barbarie et angélisme répond Comte-Sponville.

Barbarie ou angélisme : retour sur l’affaire Lyssenko

La barbarie technocratique (ou tyrannie des experts) outrepasse la souveraineté du peuple au prétexte de sa non-compétence. L’angélisme politique prétend annuler les contraintes de l’ordre technico-scientifique par la volonté politique ou la loi.

Portrait de Trofim Lyssenko, 1938.
Wikimedia

Prenons un exemple célèbre : l’affaire Lyssenko, qualifiée par Jacques Monod, prix Nobel de biologie d’« épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science ».

Trofim Lyssenko (1898-1976) était un scientifique soviétique qui affirmait pouvoir modifier les caractères d’une plante selon son milieu (théorie plus compatible avec la dialectique marxiste) et refusait la génétique de l’hérédité aux motifs qu’elle était une « science bourgeoise ». Il reçut le soutien de Staline et devint le maître de l’agronomie en URSS avec des conséquences désastreuses pour le monde intellectuel et scientifique ainsi que pour l’agroéconomie de l’époque. Jusqu’en France, le PCF somma les scientifiques de défendre la génétique prolétarienne. Ceux qui refusaient « de politiser les chromosomes », expression du chercheur Jean Rostand, ont fini au Goulag. L’expression lyssenkisme désigne aujourd’hui une science corrompue par l’idéologie.

Quand le politique se défend d’avoir le pouvoir

L’actualité nous donne des exemples de tels angélismes. Quand le Président Bolsonaro annonce que le Covid-19 n’est qu’une petite grippe sans égard pour les résultats scientifiques, le Président Trump remet en cause l’injonction des chercheurs au confinement long pour lutter contre l’épidémie.

En France, le Président Macron a créé le conseil scientifique (12 mars) et le comité « analyse, recherche et expertise » (24 mars) pour éclairer sa décision. Mais « Le président a été très clair, ces comités ne doivent pas conduire à la République des experts » confie un proche du chef de l’État cité par le journal Le Monde.

Pourtant, le Président affirmait dans son allocution télévisée du 12 mars :

« Un principe nous guide pour définir nos actions […] : c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent. »

Pour certains, le politique cache ainsi ses carences et se dédouane de ses responsabilités. Pour d’autres, il cherche une forme de légitimation car il ne peut pas s’appuyer sur son seul crédit politique. L’évolution des discours du Président montre un certain désenchantement du politique dans sa capacité à asseoir une décision en se fondant sur les seuls scientifiques. Les attentes de la population envers la sphère politique (donner un sens collectif) et la sphère scientifique (expliquer le monde objectivement) diffèrent. Ces derniers n’embrassant que les enjeux de leurs sphères (vrai/faux).

Une opposition qui peut mener à la catastrophe

La France a connu plusieurs décisions politiques allant contre les scientifiques. Comme la décision politicienne d’arrêter le prototype de réacteur nucléaire surgénérateur Superphénix (capable de régénérer son combustible) en 1997 sur l’autel de l’alliance du PS et des Verts ou encore la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim contre l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Dans certains cas, l’opposition entre le décisionnaire (politique) et l’expert (technique) ont mené à de véritables catastrophes.

La navette Challenger, le 28 janvier 1986, CNN.

Ce fut le cas aux États-Unis, avec l’explosion de la navette Challenger le 28 janvier 1986. Le soir avant le lancement se tient une téléconférence tendue. Certains ingénieurs (technique) de l’entreprise Thiokol fabriquant les propulseurs de la navette souhaitent repousser le lancement alors que le manager (politique) de la NASA veut le maintenir : « Mon Dieu, Thiokol, quand voulez-vous que je lance, en avril ? ».

C’est alors que le vice-président (politique) de Thiokol dit à son ingénieur (technique) récalcitrant, cette phrase célèbre :

« Enlève ta casquette de technicien, ta casquette d’ingénieur, et mets ta casquette de manager : tu vas comprendre qu’il faut avoir une position bien différente ».

Nous en connaissons les conséquences : explosion de l’engin, décès des sept membres de l’équipage, émoi international, deux ans et demi de gel du programme spatial et enfin perte de prestige international pour la NASA.

Un dialogue indispensable

Pour gérer la complexité du monde, le dialogue, fut-il difficile, est indispensable.


Alors que diraient Weber et Comte-Sponville aujourd’hui ? Weber a hésité toute sa vie entre les deux mondes. Il figure parmi les universitaires les plus engagés dans la vie publique au travers de la presse et en raison de sa participation à la création du « parti démocratique allemand » (DDP) en novembre 1918 et à la genèse de la future Constitution de Weimar. Dès Le savant et le politique, il écrivait qu’un scientifique peut défendre :

« des positions politiques […] la possession du savoir objectif, si elle n’est peut-être pas indispensable, est à coup sûr favorable à une action raisonnable ».

N’appellerait-il pas à plus de vocations de chercheurs-militants ? Par exemple les 1000 chercheurs français appelant à la rébellion face à l’urgence écologique et climatique contre l’inaction des politiques.


Quant à André Comte-Sponville, le plus efficace est encore de l’écouter. Le philosophe intervenait ce 14 avril sur France Inter avec l’alerte suivante : « Attention à ne pas faire de la santé la valeur suprême de notre existence ».The Conversation

Marius Bertolucci, Maître de conférences spécialisé en management public. Membre de la Société de Philosophie des Sciences de gestion (SPSG), Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Image par Ирина Ирина de Pixabay

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