Faudrait-il, comme nous y invite Jean‑Michel Blanquer, avec le sens de la nuance qui le caractérise, vouer aux gémonies « les thèses intersectionnelles » qui auraient envahi le monde intellectuel et universitaire, aux antipodes, précise le ministre, de notre modèle républicain ? Ou, à l’opposé, faire de ces thèses le fondement de toute émancipation, comme l’écrit, dans un très beau texte, Kaoutar Harchi ?

Aucune de ces deux positions n’est satisfaisante : la première parce que l’on comprend mal pourquoi notre « modèle républicain » serait par nature incompatible avec la reconnaissance de la réalité des discriminations de « race », de genre, de classe et le constat de leur imbrication ; la seconde parce qu’elle privilégie une approche en termes identitaires au risque de sous-estimer l’importance des rapports sociaux.

Nature de l’intersectionnalité

Kimberlé W. Crenshaw, une juriste américaine, constate que les juges américains ne reconnaissent pas les spécificités des discriminations subies par les femmes noires et ne peuvent ainsi leur accorder une protection particulière. Elle dénonce cette occultation dans un article célèbre de 1989, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ».

Conçue comme un outil d’analyse de la domination, l’intersectionnalité questionne la complexité des relations de pouvoir, ces dernières ne pouvant être expliquées que si les influences réciproques de la race, du genre et de la classe sont saisies. L’approche intersectionnelle pose l’existence de catégories de pouvoir, la race, la classe, le genre, la sexualité, la religion, etc. dont le contenu est ouvert parce que sensible au contexte. Dès lors, de nouvelles formes d’oppression peuvent apparaître au fil des luttes sociales.

La sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi invitée chez Clique TV.

Les partisans de cette approche montrent qu’elle surmonte trois écueils de la recherche.

Elle se distinguerait, en premier lieu, des politiques identitaires en prenant en compte les disparités internes au sein des groupes ségrégués, autrement dit elle se refuserait à bâtir des catégories d’une trop grande généralité (par exemple, les femmes ou les Noirs).

Ensuite, au lieu de se contenter d’approches sectorielles comme c’est généralement le cas dans les travaux sociologiques, elle appréhenderait la dynamique des rapports sociaux en privilégiant l’imbrication des discriminations. Enfin, elle présenterait un bénéfice méthodologique en permettant de surmonter les effets d’invisibilisation des identités intersectionnelles.

Il paraît dès lors difficile de faire de cette approche un obstacle au « modèle républicain », sauf à donner à celui-ci une coloration identitaire, c’est-à-dire à en faire le principe d’une politique d’assimilation, comme le souhaitent nombre de ceux qui confondent l’universel et l’uniforme, et qui dissimulent une réaction chauvine sous de vertueux principes comme le refus de la fragmentation du corps social.

Du concept au slogan

Dans le texte cité plus haut de Kaoutar Harchi, « mener une vie délivrée des assignations et des discriminations sociales » implique, précise-t-elle, la réalisation du rêve que l’on nous a promis, « l’idéal universel ». Si ce rêve était celui poursuivi par les approches intersectionnelles, on ne pourrait que les approuver. Mais est-ce réellement le cas ?

Une figure de la lutte féministe, Martine Storti, dans un excellent livre, Pour un féminisme universel, décrit, de façon convaincante, comment nous sommes passés du concept au slogan :

« Victime en quelque sorte de son succès, l’intersectionnalité s’est transformée en outil de sommation, d’injonction et de disqualification » (p. 21).

Pour une féministe, ne pas souscrire à la théorie intersectionnelle, c’est prendre le risque de l’anathème (has been) ou, plus grave encore, de l’accusation de complicité, en tant que féministe blanche et/ou universaliste, avec l’oppresseur. Cette regrettable évolution ne peut être comprise qu’à condition de percevoir le lien entre pensée décoloniale, telle qu’elle s’exprime dans les travaux d’auteurs sud-américains, et la problématique de l’intersectionnalité.

La déshumanisation de l’Indien (d’Amérique) s’est accomplie par sa « féminisation ». Ici, Belém, au Brésil, manifestation d’une communauté indienne de Vale do Javarí. La. Fabio Rodrigues Pozzebom/ABr/Wikimedia, CC BY

Il s’exprime de manière exemplaire dans la réflexion de Francesca Gargallo Celentani, écrivaine et poétesse mexicaine. Cette dernière défend en effet un programme de recherche dont le but est d’explorer des pensées féministes non occidentales, soit produites avant que ne débute la modernité, autrement dit avant 1492.

Nous y voyons une étape importante de la constitution d’une alliance politique entre décolonialisme et féminisme. Depuis cette date, les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective sont légion.

Parmi eux, ceux de Karina Ochoa Muñoz, pour laquelle la déshumanisation de l’Indien (d’Amérique) s’est accomplie par sa féminisation. L’autrice parle de processus « misogyno-génocidaire » pour décrire la construction de la subordination des populations colonisées par les Conquistadors.

La sexualité masculine est, sans ambiguïté, désignée comme cause de l’agression, laquelle bâtirait sa domination par la féminisation de l’ennemi.

Le féminisme étant analysé comme une composante de la modernité occidentale, il faudrait donc réécrire son histoire « en partant de la colonie » (F. Vergès, cité par M. Storti, p. 22). En outre, l’analyse intersectionnelle accorde au prisme de la race un privilège exorbitant. Ce privilège s’exprime d’ailleurs dans les textes de Françoise Vergès (Un féminisme décolonial, La Fabrique éditions, 2019).

Pour celle-ci, partisane résolue du compromis entre traditions et droits des femmes, ces derniers seraient le produit de l’idéologie coloniale du XVIIIe siècle et, dès lors, souffrent définitivement de leur tare originelle. C’est donc à une critique dévastatrice de l’universalisme des droits humains que conduit cette curieuse alliance.

Pour une analyse matérialiste des rapports de sexe

Il est frappant de constater que les approches intersectionnelles semblent avoir effacé les traces des analyses matérialistes de la domination de genre et de « race ». Les rapports de sexe sont en effet des relations de production et d’exploitation.

L’appartenance de classe est trop souvent ignorée dans les études intersectionnelles, et c’est largement parce que le marxisme est soupçonné d’avoir partie liée avec la modernité occidentale. Ce manque pèse lourdement sur la construction des solidarités féminines.

Alors que le féminisme matérialiste insiste sur le processus de production des classes, l’intersectionnalité se penche sur des catégories constituées. Or comprendre comment elles se constituent est loin d’être secondaire.

Il existe dans l’analyse matérialiste une volonté de radicalité, c’est-à-dire de remonter aux racines de la domination, ce qui impose de rendre compte de la pluralité des systèmes qui la constituent. Bien entendu, l’objectif est de sortir de ces systèmes, soit d’avoir l’émancipation comme horizon.

Aussi préférera-t-on parler avec Danièle Kergoat de consubstantialité, notion justifiée par la multiplicité des rapports sociaux et le fait qu’aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure.

Le terme correspond adéquatement à l’idée qu’il existe une unité de substance entre entités distinctes et qui, dès lors, permet de « penser le même et le différent dans un seul mouvement » : les rapports sociaux, bien que distincts, possèdent des propriétés communes, et, par conséquent, ne peuvent être compris séparément sans prendre le risque de les réduire à des choses. Or, nous allons le voir, ce risque existe si l’on applique mécaniquement le concept d’intersectionnalité.

L’importance du contexte

Certes, les concepts mobilisés sont les mêmes (genre, race, classe), mais les conditions de l’oppression comme de l’émancipation sont fortement dépendantes du contexte.

Les rapports sociaux étant nécessairement variables temporellement, l’accent doit être mis sur les processus et non sur le simple croisement de catégories. L’avantage de ce choix n’est pas seulement méthodologique mais aussi éminemment politique :

« Nous n’utilisons donc pas le concept d’identité(s) (mais ceux de classe et de sujet politique), pas plus que nous ne parlons en termes d’inégalités (mais en termes d’antagonisme, de contradiction ».

Cette précision est essentielle et sans doute plus importante encore que leurs auteures le laissent entendre : elle dit que la perspective n’est pas de dresser une cartographie de la diversité des identités mais bien de comprendre le processus de production des groupes et des appartenances.

Si l’attitude critique est commune aux deux approches, en revanche le paysage dynamique, que suppose l’analyse en termes de rapports sociaux, s’oppose fortement à la vision photographique de catégories constituées.

Les discriminations, corrélativement, ne sont pas suffisamment perçues comme le produit d’une domination de classe. En insistant ainsi sur la dimension identitaire, l’intersectionnalité fait, par exemple, des violences policières aux États-Unis un problème exclusivement racial.

Or ces violences touchent l’ensemble des classes populaires. Le nécessaire combat pour l’égalité raciale doit s’inscrire dans un projet plus large de défense des droits de tous. Il n’est pas certain que les études académiques présentes, trop souvent embourbées dans les politiques identitaires, prennent correctement conscience de la nécessité de conserver la justice sociale comme horizon des luttes.The Conversation

Alain Policar, Chercheur associé en science politique (Cevipof), Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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