La culture, en voilà une considération centrale dans nos vies d’humains. On l’a senti en période de pandémie : quand nous sommes tous contraints de rester chez nous, la culture est en danger, et elle nous manque. Mais au fait, c’est quoi la culture ? Chez les scientifiques, la question fait débat. La définition varie surtout selon un parti pris : celui selon lequel la culture serait une affaire spécifiquement humaine, ou au contraire un phénomène social existant chez différentes espèces. Qu’en est-il ?
Extension du domaine de la culture
Ces dernières années, les éthologues et autres spécialistes du comportement animal ont mis en évidence de nombreuses situations qui s’apparentent fortement à de la transmission culturelle. Par exemple, les chimpanzés fabriquent des outils pour pêcher des insectes au fond des fourmilières ou pour casser des noix. Les techniques employées, qui varient d’un groupe à l’autre, semblent se transmettre de la mère aux petits.
Ou encore, chez les baleines et chez de nombreuses espèces d’oiseaux, on a rapporté l’existence de dialectes, c’est-à-dire de chants locaux dont les variations se transmettent de génération en génération (souvent de père en fils, cette fois-ci). Le parallèle avec l’existence de nos traditions culinaires et de nos divers langues/dialectes est très tentant.
D’où le constat suivant : bien que la culture humaine soit sûrement singulière pour de nombreuses raisons, il semblerait que ses bases soient partagées avec d’autres espèces.
Quand on prend le problème sous l’angle de l’évolution, cette hypothèse n’est finalement pas si choquante : il existe une forte continuité du vivant, et la socialité (la vie en groupe), socle de la culture, préexiste non seulement à l’espèce humaine mais se retrouve chez de nombreuses espèces qui partagent actuellement la planète avec nous. Envisager la culture chez les animaux nous permet d’ailleurs de mieux nous poser la question : mais au fait, c’est quoi la culture ? Quels sont ses mécanismes fondamentaux ?
La culture, c’est comme la confiture… ça attire les mouches
Pour l’heure, je propose qu’on parle de culture quand il existe des comportements qui se transmettent de génération en génération par apprentissage social (le fait d’apprendre grâce aux autres), formant ce qu’on appelle communément des traditions. Ces dernières peuvent différer entre plusieurs populations d’une même espèce, et se maintenir sur un plus ou moins grand nombre de générations.
Vue comme cela, la culture a plus de prétendants qu’on ne le croit. Certains vont même jusqu’à étudier une potentielle transmission culturelle… chez les insectes ! Et notamment chez les drosophiles, ces petites mouches de 2-3 mm que vous voyez virevolter autour de vos fruits trop mûrs à la belle saison.
Quand j’ai moi-même découvert ces études et leurs résultats, je suis un peu tombée de ma chaise, sous le coup d’un mélange de curiosité, de scepticisme prudent et d’émerveillement. Rien de cassé, rassurez-vous, si ce ne sont mes préjugés sur la culture. Et comme les remises en question sur notre vision du monde m’enthousiasment, j’ai décidé de rejoindre l’équipe pour réaliser une thèse sur le sujet.
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Les drosophiles, conformistes et capables de traditions ?
Le comportement culturel que nous étudions chez la drosophile, c’est le choix du partenaire reproducteur. On pourrait résumer ainsi : l’amour chez les mouches, est-ce une affaire de culture ?
On sait que les mouches observent et copient les préférences de leurs voisines : « Si ma voisine aime les partenaires poudrés en vert, moi aussi. Si elle préfère ceux poudrés en rose, alors je les choisis aussi. » Au sein d’un groupe, elles sont même capables de détecter et de copier la préférence majoritaire : on dit qu’elles sont conformistes. Je pense que la drosophile dessinée par Peb & Fox vous expliquera mieux que moi !
À partir de ces découvertes, couplées à d’autres résultats sur les capacités d’apprentissage social chez les mouches, mon équipe a émis une hypothèse : les drosophiles semblent posséder les capacités cognitives nécessaires pour que des traditions culturelles puissent émerger. Des modèles informatiques, qui nous permettent d’intégrer ces capacités cognitives et de les extrapoler à l’échelle de populations de mouches virtuelles, appuient cette prédiction. Ils confirment notamment un point déjà soulevé par les études sur la culture humaine : la capacité à se conformer semble un mécanisme central pour qu’une culture puisse exister.
Conjecture osée ? Peut-être. Car pour l’instant, la culture a surtout été étudiée chez des animaux un peu plus… réputés pour leur intelligence ? Mais c’est là toute la beauté du sujet, selon moi : allons flirter avec les frontières de nos connaissances, de nos théories… rien de tel pour mettre à l’épreuve nos concepts encore un peu confus, comme c’est le cas de la culture.
Quoi qu’il en soit, il s’agit maintenant de tester cette hypothèse. Mon travail de thèse s’inscrit dans cette démarche. Nous disposons de deux armes : les expériences et les modèles théoriques.
Les expériences nous permettront par exemple de vérifier si la préférence sociale pour tel ou tel type de partenaires peut se transmettre d’une génération de mouches à la suivante, cette hérédité culturelle étant centrale dans l’établissement de traditions.
Les modèles, quant à eux, nous sont utiles pour mener des études à des échelles inaccessibles au laboratoire : ils nous permettent d’étudier la dynamique culturelle pour des populations entières, sur des dizaines de milliers de générations, ou plus. Ce sont de puissants outils théoriques pour dézoomer et généraliser, et ils nous aideront à mieux comprendre les conditions requises à l’émergence d’une culture, que ce soit chez la drosophile ou au-delà !
Les leçons d’humilité de la mouche
J’aurais beaucoup aimé vous en dire plus et donner une réponse claire à ces questions sur la culture chez les mouches, mais sachez que la recherche est parfois semée d’embûches : tout ne se passe pas toujours comme prévu ni aussi vite que prévu, entre les problèmes techniques à régler, les pandémies à surmonter et le ratio des cent questions nouvelles pour une question résolue. Pour l’émotion de la découverte, il faudra patienter.
Enfin… tout dépend de ce qu’on entend par « découverte ». Je me contente pour l’instant de l’émotion de la découverte du sujet et de ses implications, des petites avancées, des idées quotidiennes, des ouvertures d’esprit.
Travailler sur la culture chez les animaux, c’est déjà pas mal d’émotions en soi. Je pense à la prise de recul que cela impose vis-à-vis de notre propre espèce : si d’autres animaux sont possiblement doués d’une forme de culture, alors nous sommes peut-être moins uniques que ce que nous aimons penser.
Quand j’imagine que même les mouches, qui nous semblent si insignifiantes et éloignées de nous, font peut-être partie du lot, je ne peux m’empêcher de ressentir une forme d’humilité. Ainsi que de la curiosité, face à toutes les questions encore ouvertes. Comment et pourquoi les capacités d’apprentissage social, dont le conformisme, sont-elles apparues au cours de l’évolution ? Comment la transmission culturelle interagit-elle avec l’hérédité purement génétique ? Quelle est sa place dans le processus d’évolution des espèces ?
Conseils de livres pour aller plus loin :
« Les animaux ont-ils une culture ? » par Damien Jayat.
« L’hérédité comme on ne vous l’a jamais racontée » par Étienne Danchin.
Déborah Federico, Doctorante, Université de Toulouse III – Paul Sabatier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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