Du chihuahua au Saint-Bernard, en passant par les lévriers barzoïs au crâne incroyablement allongé, les chiens présentent aujourd’hui une variété exceptionnelle de formes, alors que tous descendent du même ancêtre, le loup gris. Cette forte variabilité n’est que très récente, puisqu’elle est liée aux sélections intensives menées ces 200 dernières années pour la création des 355 races aujourd’hui reconnues par la Fédération Cynologique Internationale. Mais que sait-on de l’aspect des premiers chiens, à la Préhistoire ? C’est la question sur laquelle nous nous sommes penchés dans notre article publié aujourd’hui 18 mai dans la revue scientifique Proceedings of the Royal Society B.

Nos recherches ont montré, pour la première fois, qu’à cette période très ancienne les chiens présentaient déjà une grande variété de tailles et de formes de têtes.

Tous les chiens actuels proviennent d’un même ancêtre

Tous les chiens proviennent d’un même ancêtre : le loup gris. Il y a au moins 15 000 ans au Paléolithique supérieur (la date et le lieu exacts de la domestication restent sujets à débat), des loups peu craintifs et agressifs appartenant à une lignée aujourd’hui éteinte auraient été attirés par les campements humains, probablement pour profiter des restes de nourriture. Les hommes préhistoriques se seraient ensuite rapprochés de ces loups, ceux-ci leur apportant une aide pour chasser ou pour protéger leurs campements contre les attaques d’autres prédateurs. Nous aurions apprivoisé les moins sauvages d’entre eux, les faisant se reproduire et les domestiquant ainsi au fil du temps.

Cette domestication s’est accompagnée de nombreuses modifications génétiques, physiologiques, comportementales et même physiques, la plupart étant involontaires. Parmi les changements morphologiques, les archéozoologues (les experts des relations homme-animal dans le passé) et paléogénéticiens ont relevé des variations dans la couleur du pelage, une diminution de la taille, des différences entre mâles et femelles moins marquées et la conservation de traits plutôt juvéniles, ce qui se traduit par des modifications dans les dimensions du crâne avec un museau fortement marqué et raccourci et des anomalies dentaires (absence ou rotation de certaines dents) plus fréquentes par manque de place.

D’ailleurs, une étude conduite depuis les années 60 en Sibérie a montré qu’en sélectionnant les renards les plus curieux et les moins agressifs au fil des générations (recréant par la même les hypothétiques conditions des premiers rapprochements entre hommes et loups), les animaux devenaient de plus en plus dociles, leur taux de stress (apprécié par la sécrétion de cortisol) diminuant, et qu’ils présentaient les mêmes différences morphologiques que celles constatées par les archéozoologues lors du passage du loup au chien. La domestication aurait aussi modifié l’anatomie des muscles de la face, de façon à permettre le haussement des sourcils.

Une diversification des chiens dès le Néolithique ?

Plus tard au cours du Néolithique en Eurasie occidentale, les humains ont progressivement opté pour une vie sédentaire et tournée vers l’agriculture. Ces changements dans notre mode de vie ont très probablement affecté nos acolytes canins, les rendant encore plus différents de leur ancêtre sauvage. Les hommes préhistoriques ont notamment pu sélectionner des morphologies adaptées à la réalisation de certaines tâches, comme la chasse au grand gibier ou la défense des campements et des villages.

Toutefois, seules quelques études ont tenté de décrire la morphologie des chiens à partir de restes osseux. Par exemple, une étude écossaise a tenté une reconstitution faciale à partir du crâne d’un chien daté d’il y a environ 4 500 ans et trouvé dans une nécropole de la région de Cuween Hill sur l’archipel écossais des Orcades. Sur les ossements reconstitués, dont la taille évoque notre border collie moderne, du silicone et de l’argile ont été utilisés pour reconstruire le volume des muscles. Une peau a ensuite été ajoutée, la fourrure ayant été choisie de façon à rappeler le loup gris européen. Une reconstruction similaire a été faite récemment pour un chien encore plus vieux, daté d’il y a environ 7 600 ans.

Reconstruction faciale d’un chien néolithique d’environ 4 500 ans.

D’autres études, malheureusement éparses, se sont basées sur des mesures réalisées sur les ossements pour décrire la forme de ces chiens préhistoriques. Ces recherches se heurtent au problème de la conservation des restes osseux (les restes crâniens sont rares et souvent très fragmentés), se réfèrent à de petits échantillons et se limitent à l’étude de certaines régions ou périodes, sans chercher à avoir une approche plus globale de la variabilité des chiens en Europe à l’échelle de la Préhistoire. De plus, la méthode utilisée est de manière générale très rudimentaire et ne permet pas de décrire précisément la forme des os (on dispose au mieux d’estimations de robustesse ou de la hauteur au garrot à partir de mesures faites sur les os longs, et d’indications de taille à partir de mesures faites sur les éléments du crâne). Ainsi, jusqu’à ce jour, aucune étude ne documentait précisément et de manière fiable la variabilité morphologique des chiens à l’échelle de la Préhistoire et de l’Europe.

Dans notre étude, nous avons étudié un échantillon de plus de 500 mâchoires inférieures (mandibules) de chiens européens datés de 11 100 à 5 000 ans avant nos jours, soit du Mésolithique au tout début de l’Âge du Bronze, quand les chiens étaient déjà bien différenciés des loups. Nous nous sommes basés sur la mandibule car c’est l’ossement le plus fréquent et le mieux conservé en contexte archéologique. De plus, la mandibule reste un bon indicateur de la forme générale de la tête et elle peut être utilisée pour donner un sens fonctionnel aux variations de formes observées. On peut donc estimer si les muscles masticateurs étaient plus ou moins développés, et lesquels agissaient le plus lors de la morsure.

Nous avons utilisé des méthodes 3D pour décrire précisément la forme de ces mandibules, c’est-à-dire la taille et les proportions au sein de l’os. Pour quantifier cette variabilité et la comparer à celle de nos chiens actuels, nous avons utilisé un référentiel constitué d’une centaine de chiens modernes de races variées ou retournées à l’état sauvage (dingos australiens), ainsi que de quelques loups (modernes et anciens).

Les résultats de notre étude

Notre étude a montré, pour la première fois, qu’à cette période très ancienne les chiens présentaient déjà une grande variété de tailles et de formes de têtes. Les chiens préhistoriques européens avaient soit des mandibules de taille équivalente à certains chiens de taille moyenne actuels comme le husky ou le golden retriever, soit de taille équivalente à nos beagles actuels, voire même de petits chiens comme le loulou de Poméranie (aussi appelé spitz nain) ou le teckel. Dans tous les cas, ils avaient tous des mâchoires nettement plus petites que le plus petit des loups modernes ou archéologiques de notre échantillon. Nous n’avons pas trouvé de taille extrêmement grande (comme les rottweilers modernes ou les lévriers barzoïs par exemple) ou extrêmement petite (comme le yorkshire ou le chihuahua).

En termes de forme non plus, nous n’avons pas identifié de forme très extrême, donc pas d’équivalent aux races très modifiées comme le rottweiler, le lévrier barzoï, le bouledogue français, le teckel ou encore le chihuahua. La plupart des chiens avaient une conformation moyenne, semblable aux beagles actuels ou à d’autres races comme le husky, mais il existait cependant une certaine variabilité avec des têtes plus allongées (mandibules ressemblant à celles des lévriers sloughis ou whippet, ou des loulous de Poméranie).

Variabilité morphologique des chiens préhistoriques européens, à partir de l’étude de la mâchoire inférieure. Les chiens préhistoriques présentent une grande variabilité de taille (à gauche) et de forme (à droite) de la mandibule, avec des formes sans équivalent parmi les chiens modernes. Nous avons modélisé la forme théorique du crâne correspondant à ces formes uniques de mandibule, ce qui permet de reconstituer le profil facial de ces chiens à la morphologie « disparue ». Les loups et dingos ne sont pas représentés ici. Colline Brassard

Si nous nous attendions à ce résultat et à cette moindre variabilité des chiens préhistoriques par rapport aux chiens modernes, nous ne nous attendions pas à ce que nous avons démontré ensuite. Nous avons mis en évidence qu’une partie de la variabilité des chiens préhistoriques ne semblait pas avoir d’équivalent parmi nos chiens actuels ni parmi les loups. Ce qui est surprenant, étant donné que nous avons fait en sorte d’inclure tous les types de morphologie possibles en intégrant les extrêmes (des petits ou grands chiens au museau court ou long, des chiens avec une morphologie crânienne peu modifiée comme les beagles ou les dingos). On aurait donc pu s’attendre à ce que les chiens préhistoriques se positionnent quelque part dans cette variabilité.

Il est vrai que notre échantillon moderne n’était pas exhaustif au moment de l’étude, mais nous avons depuis réalisé des analyses complémentaires en ajoutant des chiens errants (sans morphologie particulièrement sélectionnée), et il s’avère qu’ils ne suffisent pas à expliquer ces formes uniques observées chez les chiens préhistoriques européens. Il est plus que probable qu’en ajoutant des chiens au corpus moderne, on fasse toujours ce constat. Cela nous pousse à nous demander si certaines formes n’auraient pas disparu.

De plus, nous avons identifié des particularités anatomiques chez les chiens préhistoriques par rapport aux chiens modernes, ce qui permet à coup sûr de les reconnaître. Ces traits discriminants peuvent, entre autres, illustrer l’adaptation des chiens à des pressions de sélection liées à leur milieu et à leur mode de vie. En effet, les chiens préhistoriques européens ont des mâchoires robustes et arquées, suggérant qu’ils utilisaient davantage leur muscle temporal. Une explication possible est qu’ils se nourrissaient d’aliments plus durs et plus difficiles à mâcher que nos chiens nourris aux croquettes. Une autre hypothèse est que cela leur aurait été utile pour défendre les campements et villages ou pour aider à attraper le grand gibier lors de la chasse.

Enfin, nous avons montré une plus grande flexibilité au sein de la mandibule des chiens archéologiques : chez les chiens modernes, la forme de l’avant de la mâchoire est fortement liée à celle de l’arrière de la mâchoire, du fait de contraintes développementales, alors que c’est moins le cas chez les chiens préhistoriques. Cette plus grande flexibilité aurait pu permettre aux chiens de s’adapter plus facilement à des changements brusques dans le régime alimentaire par exemple.

Dans cette étude, nous avions pour objectif de décrire très globalement la variabilité morphologique des chiens européens à la préhistoire, en les comparant à des chiens actuels, sans chercher à expliquer cette variabilité ni à suivre l’évolution morphologique des chiens au cours de la préhistoire. De futurs travaux seront nécessaires pour décrypter, avec rigueur, comment les différences géographiques et culturelles (affectant la place accordée au chien dans les sociétés ou leur régime alimentaire) ont pu impacter la morphologie de nos alliés canins à cette période.The Conversation

Colline Brassard, Docteur vétérinaire, Docteur en anatomie fonctionnelle et en archéozoologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN); Anthony Herrel, , Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Stéphanie Bréhard, Archéozoologue, maîtresse de conférences, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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