« Il est plus manuel qu’intellectuel ». La phrase est courante et le préjugé tenace. Celui doué de ses mains ne pourrait pas être un intello et celui qualifié de « premier de la classe » serait forcément maladroit. La science met à mal cette opposition entre manuel et intellectuel. Une récente étude a ainsi démontré le lien indissociable entre le maniement d’outils et les compétences langagières
Imaginez que vous entendiez la phrase suivante : « Le scientifique que le poète admire rédige un article » et que l’on vous demande de répondre dans la foulée, si oui ou non « le poète admire le scientifique ». Pour tout un chacun, les neurones phosphorent. La compréhension du langage et notamment de phrases complexes comportant des relatives comme « que », serait de fait l’une des habilités intellectuelles les plus complexes chez l’homme.
C’est en se basant sur ce type de phrases que des chercheurs de l’Inserm et du CNRS, mènent depuis 2019 des tests originaux explorant justement le lien entre capacités intellectuelles et manuelles. Aux tests langagiers ont en effet été adjoints d’autres exercices évaluant, eux, l’habilité manuelle. Les participants devaient par exemple arriver à insérer avec une pince de petits pions dans des trous adaptés à leur forme mais avec des orientations variables. Un geste qui peut nous paraître évident mais qui s’avère en fait très sophistiqué. Cela suppose que la personne comprenne la structure fonctionnelle de la pince, arrive à s’en servir comme un prolongement de sa main, à évaluer l’ouverture des doigts de la pince, la bonne distance et l’orientation pour saisir l’objet…
« Le maniement d’outils nécessite ainsi une sorte de syntaxe motrice. La main saisit l’outil qui saisit l’objet. Tout comme dans une phrase qui serait enchâssée dans une phrase principale, mais au lieu de mots, il s’agit d’actions. Dans les deux cas, l’individu active la même fonction cérébrale qui permet de gérer la chaîne d’actions ou de mots », explique Claudio Brozzoli du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (Inserm, CRNL, Université Claude Bernard Lyon).
Les deux utilisent les mêmes ressources neuronales
En collaboration avec Véronique Boulenger et Alice Roy du CNRS, ce chercheur a démontré que l’homme, pour effectuer ces deux types de tâches, intellectuelles et manuelles, mobilise les mêmes ressources. « Une première recherche a permis en effet de montrer que la personne qui était forte pour utiliser un outil était aussi plus performante pour comprendre et utiliser le langage. Il y avait une composante commune entre les deux. »
Le recours à des tests similaires (compréhension d’une phrase complexe et manipulation d’une pince pour saisir un objet), mais en utilisant l’imagerie médicale, IRM et scanners, a par la suite, en 2021, conforté leurs premiers résultats (1). « Ils ont permis de mettre en avant, pour la première fois, de façon très nette, que les zones cérébrales activées pour effectuer ces deux tâches sont exactement les mêmes. Les deux utilisent les mêmes ressources neuronales », ajoute Claudio Brozzoli.
Grâce au maniement des outils, l’homme préhistorique aurait accédé au langage
Le fameux préjugé voulant qu’un intello serait forcément un piètre bricoleur et inversement pour les manuels, tombe dès lors à plat. « Le problème est en effet que l’on a considéré pendant longtemps l’intellectuel et notamment le langage, haute fonction cognitive, comme séparés de tout ce qui est moteur et sensoriel. Mais cela n’est pas tenable, on voit bien que parler nécessite de produire du son, articuler de façon fine… La sensorialité et la motricité sont très liées au langage », souligne le chercheur de l’Inserm, pour qui ce type d’études pourrait aussi permettre de mieux comprendre comment le langage a pu émerger chez l’homme.
L’hypothèse avait été ainsi émise qu’à la préhistorique, pendant l’explosion technologique, lorsque l’homme a commencé à utiliser des outils, s’est produit le développement de la partie plus frontale du cerveau et de ce fait des capacités langagières, « mais sans ce que cela soit vraiment prouvé. »
Manuel et intellectuel, au contraire, s’auto-stimulent
L’étude publiée fin 2021 dans Science révèle d’autres résultats tout aussi étonnants. Les participants étaient également invités à réaliser une tâche de compréhension syntaxique avant et après un entraînement moteur de 30 minutes avec la pince. L’effet a été immédiat et pour tous : de meilleures performances tant dans la réalisation de la tâche intellectuelle que celle manuelle. « Manier au préalable l’outil en effet améliore nos compétences langagières et inversement », confirme Claudio Brozzoli, pour qui l’effet stimulant de l’un sur l’autre pourrait s’expliquer « par de petits changements plastiques dans le cerveau ou par une sorte de phénomène d’échauffement ou bien les deux en même temps. »
Des études se poursuivent ainsi pour mieux cerner ce phénomène mais également utiliser ces découvertes de manière très concrète dans la rééducation de patients ayant perdu des compétences langagières, comme entraînement cognitif ou même dans l’apprentissage d’une langue étrangère. De quoi bien remettre en question, en tout cas, la domination de l’intellect sur les mains…
(1) Cette étude a été menée par l’Inserm, le CNRL, les universités lyonnaises Claude Bernard et Lumière, en collaboration avec le Karolinska Institute en Suède.
Marianne Peyri
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