3 QUESTIONS À. Depuis plusieurs années Grégory Delaplace, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, construit une anthropologie des fantômes. À l’occasion de la sortie de son dernier livre, il revient sur ces apparitions non ritualisées et le plus souvent non désirées par les vivants. Si les fantômes n’existent pas physiquement, ils peuvent exister dans nos pensées
Le fantôme, tel que nous l’appréhendons en France, représente une figure du débordement. Pourriez-vous revenir sur ce terme ?
Grégory Delaplace : Ethnographiquement, on constate que les vivants sont sans cesse dépassés par la manière dont les morts se manifestent à eux en dépit des rituels funéraires. Les rituels sont mis en place pour cadrer les morts, leur assigner un rôle dans la société des vivants. La plupart du temps, les morts restent à la place assignée, mais parfois ils refusent ce script et débordent du cadre. Le fantôme, en France, c’est le mort qui déborde et se manifeste.
La rencontre avec un fantôme est une situation marginale. Elle est vécue par peu d’individus et peut susciter l’incrédulité dans l’entourage de ceux-ci, mais c’est une réalité sociale. On retrouve des témoignages de rencontres avec des morts qui reviennent dans la plupart des sociétés humaines. C’est pourquoi l’anthropologie peut s’en saisir, dans une démarche comparative.
Comment se comportent les vivants face aux débordements des morts ?
Grégory Delaplace : Quand les morts débordent, les vivants peuvent faire comme s’ils n’existaient pas. Ainsi les pasteurs nomades Dörvöd, une population du Nord-Ouest de la Mongolie avec laquelle j’ai travaillé pendant plus de 20 ans, ne tolèrent pas ces débordements. Quant ils se retrouvent face à un mort qui n’est pas censé être là, ils l’ignorent ou ils l’expulsent.
Les vivants peuvent aussi choisir d’entendre ce que les morts débordants ont à dire. C’est le cas au Vietnam central ou les victimes des guerres passées se manifestent par l’entremise d’un médium. Dans le cas rapporté dans mon livre, le fantôme de Fleur de lotus, une petite fille sans sépulture, se manifeste à travers l’enfant d’une famille du village de Cam Re. Ces morts exigent qu’on prennent soin d’eux, et cette exigence a un effet positif pour les vivants. La meilleure façon de prendre soin de ces défunts qui ont péri loin de leur famille est en effet de les adopter. En adoptant les morts de chaque côté, les vivants de chaque côté se réconcilient plus efficacement que par un traité de paix. Et c’est aussi une façon de remettre les morts au service des vivants.
L’irruption d’un fantôme suscite-t-elle toujours l’effroi ?
Grégory Delaplace : L’ irruption d’un mort, sous forme de fantôme, suscite parfois l’effroi car elle ouvre une brèche. Le monde familier bascule tout d’un coup dans une absolue étrangeté. Il se transfigure. C’est l’irruption de cet inconnu dans le connu et la transfiguration du monde familier en monde inconnu qui crée l’effroi. Cela dit, tout le monde n’a pas peur des fantômes !
Par ailleurs, il y a des sociétés qui encouragent les morts à devenir des fantômes. Ce fut le cas des sociétés chrétiennes médiévales ou l’on était habitué à l’idée que les morts allaient revenir sous forme de fantôme pour demander aux vivants d’alléger leur purgatoire. C’est encore le cas de la société islandaise actuelle. Cette société, comme bien d’autres, vit très bien avec ses fantômes. Dans ce genre de cosmologie, l’irruption n’en est pas une, l’apparition d’un fantôme ne surprend pas. Mais les vivants doivent rester vigilants car, même dans ces sociétés, les morts menacent toujours de déborder l’existence fantomatique qui leur a été assignée !
Propos recueillis par Alexandrine Civard-Racinais

La voix des fantômes. Quand débordent les morts. Conçu comme une traversée, cet essai d’anthropologie conduit le lecteur « du funéraire aux fantômes, des institutions aux subversions, des rituels aux apparitions ». Il donne aussi à entendre la voix des fantômes « improbable et têtue ». À lire par une nuit sans lune, en faisant preuve de curiosité et d’ouverture d’esprit. Seuil, 272 p., 22 €
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