Aux États-Unis, l’assassinat de Brian Thompson, patron de UnitedHealthcare, n’a pas suscité que de l’indignation, loin de là. L’auteur présumé des tirs, Luigi Mangione, est au contraire célébré pour son acte par des centaines de milliers, voire des millions d’Américains. L’explication tient au ras-le-bol que de très nombreux citoyens, spécialement les plus précaires, éprouvent depuis des années du fait du coût exorbitant de l’assurance-maladie – un coût imputé à la fois à la cupidité de l’industrie pharmaceutique et à celle du secteur de l’assurance privée.
Le matin du 4 décembre 2024, Brian Thompson a été tué par balle devant son hôtel dans le très fréquenté quartier de Midtown, au cœur de Manhattan, à New York.
Thompson, 50 ans et père de deux enfants, était directeur général de UnitedHealthcare (UHC), la division Assurances du groupe UnitedHealth, le plus grand assureur privé américain, dont la valeur est estimée à plus de 500 milliards de dollars. L’assassin présumé, Luigi Mangione, 26 ans, interpellé par la police cinq jours plus tard en possession d’un manifeste dénonçant le système d’assurance santé, est devenu en quelques heures un héros populaire. De nombreux Américains ont vu son acte comme une vengeance logique, légitime pour certains, contre un système d’assurances brutal au sein d’une société marquée par les inégalités.
Au-delà du fonctionnement – ou du dysfonctionnement – du système de santé américain, le meurtre de Brian Thompson et les réactions jubilatoires qui ont suivi illustrent la quasi-banalité de la vie écourtée aux États-Unis, le cycle de déshumanisation qui en résulte et l’acceptabilité croissante de la violence comme réponse à l’impasse d’une vie sans espoir.
L’assurance-maladie : un privilège, pas un droit
Les États-Unis se démarquent par leur système de santé hybride qui ne garantit pas une assurance-maladie pour tous. Hormis quelques options publiques financées par l’État fédéral – à l’instar de Medicare et Medicaid notamment –, les Américains doivent souscrire une assurance privée auprès d’une entreprise à but lucratif.
La majorité des Américains assurés s’inscrivent via leur employeur, qui paie une partie des frais d’adhésion. Ces frais d’adhésion annuels (s’élevant en moyenne en 2024 à 9 000 dollars par an pour un individu, et à plus de 25 500 pour une famille) donnent certes droit à une protection maladie, mais une franchise payable par l’assuré doit d’abord être dépassée (en moyenne, plus de 1 787 dollars par an pour un individu et plus de 3 700 pour une famille en 2023) avant que l’assurance soit déclenchée (une participation financière de l’assuré reste toujours obligatoire).
Aujourd’hui, le système des assurances couvre environ 92 % de la population, laissant 8 % des Américains (26 millions de personnes) sans protection (un taux historiquement bas).
Généralement, les non-assurés sont des adultes – particulièrement parmi les minorités – actifs et issus des classes populaires. En 2022, les enfants représentaient un quart de cette population. Plus de 45 000 Américains meurent chaque année par manque de soins car ils n’ont pas accès à une assurance-maladie.
Une colère se libère
Depuis des années, la colère des Américains vis-à-vis du système de santé, et l’attention du leadership politique, se sont focalisées sur les prix des médicaments. À titre d’exemple, l’insuline – utilisée par plus de 7,4 millions d’Américains – coûte en moyenne 99 dollars par ampoule aux États-Unis, alors que le prix de ce médicament est de 21 dollars au Chili, 14 au Japon, 9 en France et 3 en Turquie. Le coût de production se situe entre 2 et 4 dollars par ampoule. Jusqu’à présent, c’est l’industrie pharmaceutique, jugée trop vénale, qui concentrait la colère des Américains, bien plus que les compagnies d’assurances.
Mais le meurtre de Brian Thompson a donné voix à une vague de rage latente visant précisément les assurances privées. Cette rage a pris Thompson pour cible post mortem, et s’est cristallisée contre UHC et contre le système assurantiel dans son ensemble. https://www.youtube.com/embed/vyRywjy049Y?wmode=transparent&start=0
L’assassinat a agi comme un catalyseur donnant l’occasion à de nombreux Américains de réaliser le traitement qui leur était réservé par leurs assureurs – un traitement qui leur cause au mieux de petites indignités, souvent des contrariétés importantes et jusqu’aux plus grandes souffrances. Le caractère inattendu et médiatisé du meurtre – et les innombrables commentaires qu’il a suscités sur les réseaux sociaux – a, dès lors, provoqué la libération facile d’une parole autrefois intime, désormais collective.
Which lives matter ? La prise en compte à géométrie variable des vies écourtées
Les premières réactions ont été marquées par une véritable schadenfreude. UnitedHealth a dû désactiver les commentaires d’un post de condoléances sur Facebook, et ce même post a reçu plus de 131 000 emojis « rire » en réaction.
Des internautes ne se sont pas retenus d’ironiser : « Désolé, une autorisation préalable est nécessaire avant d’offrir des condoléances. » « Un homme meurt et tout le monde s’en fiche. Un jour de travail comme les autres pour UnitedHealth, n’est-ce pas ? » D’autres ont profité de l’occasion pour rappeler des réponses d’UHC à leurs demandes de couverture : « Je me souviens du jour où UnitedHealth a refusé de payer une nuit d’hôpital pour mon enfant de 12 ans à la suite de sa cardiochirurgie car “inutile” ». Citons aussi cette personne dont la mère, atteinte d’un cancer du sein de stade 4, s’est vu refuser un scan par UHC. Ou encore ce père qui a publié la lettre de UnitedHealth refusant de couvrir un fauteuil roulant pour son fils atteint de tétraplégie.
Anthony Zenkus, professeur à Columbia, a utilisé des mots encore plus directs : « Aujourd’hui, nous pleurons la mort de Brian Thompson, assassiné… attendez, pardon – nous pleurons la disparition de 68 000 (sic) Américains qui meurent chaque année pour que les patrons d’assurances privées comme Brian Thompson puissent devenir des multimillionnaires ». Ce post a été liké 113 000 fois sur la plate-forme.

La spirale mortifère de la déshumanisation
L’acharnement assumé contre Brian Thompson participe à une forme de déshumanisation de l’Autre dont de nombreux Américains s’estiment être également victimes de la part des compagnies d’assurances, incarnées par le défunt.
Sept Américains sur 10 considèrent que le refus des assureurs de payer des traitements, et les profits records qui en découlent, ont une part de responsabilité modérée ou importante dans cet assassinat. Ils citent leurs propres difficultés à obtenir un remboursement ou une autorisation préalable pour des soins comme preuve, voire justification, de leur propre déshumanisation. Ils se souviennent de leur impuissance face à une industrie qu’ils considèrent toute-puissante.
Des litiges en cours remettent en question la qualité de la prise en compte de l’humain par UHC et d’autres : en 2023, UnitedHealth a été l’un des trois assureurs qui ont fait l’objet d’une action collective en justice, pour son utilisation d’un algorithme destiné à traiter en masse les demandes de remboursement et d’autorisation préalable. Or cet algorithme est connu pour avoir un taux d’erreur de… 90 %. De fait, le nombre de refus émis par UHC a bondi après la mise en place de cette technologie. Et cela, alors que la compagnie refusait déjà plus d’un tiers de toutes les demandes de soins venant des médecins.
Dans ce contexte, certains patients se sentent victimes d’une violence systémique exercée par ces grands groupes. La possibilité d’une réponse par la violence devient ainsi une réalité.
Les professionnels de santé en première ligne des violences, mais ils ne sont plus les seuls…
Les attaques ciblant les cliniques pratiquant l’IVG ont attiré l’attention médiatique dès les années 1970. Les menaces à leur encontre sont encore aujourd’hui monnaie courante.
De manière plus fréquente encore, et moins visible, des actes de violence plus « banals » se produisent tous les jours, partout, sur le territoire américain. Les soignants ont cinq fois plus de risques de subir un acte de violence sur leur lieu de travail que les employés des autres secteurs socio-professionnels. Les violences contre les professionnels de la santé représentent les trois quarts de toutes les maladies et blessures non fatales dans le monde du travail. Près de 65 % des praticiens ont connaissance d’un acte de violence délibéré ayant visé un collègue, et 40 % ont connaissance d’un tel acte qui a provoqué une blessure ou un décès. Les infirmiers sont souvent les premiers exposés – plus de 8 sur 10 ont subi personnellement au moins un acte de violence au travail. La violence à l’égard de celles et de ceux qui les soignent témoigne de l’immense frustration des Américains. La perception d’une vie insuffisamment protégée, d’une santé négligée se retourne contre ceux-là même censés prendre soin de cette santé, de cette vie.
Si Donald Trump et les autres responsables politiques aux États-Unis ont fermement condamné cet assassinat, aucun changement profond du système ne risque de se produire dans les prochaines années. En effet, le futur président prône depuis longtemps une politique dérégulatoire vis-à-vis des assurances, axée sur la concurrence du marché et le choix des individus. En face, le Parti démocrate, longtemps défenseur d’une couverture maladie publique universelle, se divise autour du rôle que doit jouer le gouvernement dans le régime des assurances, tout comme l’opinion publique américaine. Finalement, l’assassinat de Brian Thompson et la glorification de son meurtrier sont les signes d’une inquiétante banalisation d’une colère désinhibée, colère qui n’a pas de résolution politique facile ni automatique.
Amy Greene, Experte associée, Institut Montaigne ; Politologue ; Enseignante, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
