Il peut bien porter le même numéro qu’un département aussi charmant que le Maine-et-Loire, l’article 49 de la Constitution de 1958 n’a rien de la douceur angevine. Il a le tranchant de la guillotine pour les parlementaires hésitants ou réprouvant une initiative de l’exécutif tout en lui restant fidèle. Renversant la charge de la preuve, il impose de dire que l’on est contre le gouvernement faute de pouvoir dire que l’on n’est pas pour son projet de loi.

Durum silentium sed lex

« Supporte et abstiens-toi ! » exige le gouvernement de sa majorité supposée afin d’imposer sa volonté pure et entière, puisque le texte qui sera éventuellement adopté ne le sera qu’avec les amendements acceptés ou proposés par lui. L’affaire est rude pour la liberté du débat comme du vote.

D’où vient donc pareille atrophie des droits élémentaires des parlementaires ? Du contexte de la rédaction de la Constitution du 4 octobre 1958, de l’héritage calamiteux de la IVe République. C’est en effet une maladie française – à l’exception de la première Constitution de 1791 – de ne concevoir les textes fondamentaux qu’en réaction contre les précédents. De même que la Constitution du 27 octobre 1946 avait été écrite en opposition aux lois de 1875, celle de 1958 a d’abord pris l’exact contre-pied du régime précédent.

Quelles sont les « failles » les plus patentes que l’on entendait combler ? Le statut trop fragile du Chef de l’État et la faiblesse de ses prérogatives propres, qui ne lui permettaient pas d’assumer un véritable rôle d’arbitrage ; à l’inverse, une prédominance écrasante de l’Assemblée nationale faisant et défaisant les gouvernements au gré de ses arrangements partisans ; enfin, l’absence de toute majorité parlementaire stable et fidèle depuis la rupture du tripartisme au milieu de l’année 1947.

René Coty, le dernier président de la IVᵉ République. Spec/Wikimédias, CC BY-SA

À ces trois éléments prétendent répondre les principales innovations du texte de 1958. Le renforcement considérable du rôle du Président de la République et de son statut, puisque dès le départ sa désignation échappe au contrôle des deux chambres ; le fonctionnement parlementaire, tant pour sa fonction de contrôle politique que pour la procédure législative qui subit une draconienne mise à la diète.

Sous le qualificatif utilisé par Michel Debré de « parlementarisme rationalisé », une série d’articles constitutionnels enserrent étroitement la marche du parlement, parmi lesquels le terrible article 49 qui tente de limiter les cas de rupture de majorité, et donc les renversements ministériels.

Venant s’ajouter à la suppression de l’élection des députés au scrutin proportionnel, et à son remplacement par le vieux scrutin uninominal à deux tours cher à la Troisième République, il y a désormais les nouvelles conditions de la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement (art. 49.2). La motion de censure, arme suprême de sanction pour les députés, se voit singulièrement limitée.

Michel Debré, le père de la Constitution de 1958. Musée de la Résistance/DR

L’exigence de majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale (soit 289) pour son adoption est encore durcie par des mesures complémentaires : le dépôt d’une motion de censure est subordonné à sa signature par un dixième des députés, soit 58 (on sait que les frondeurs viennent de se casser les dents sur cette exigence, à deux 2 près) ; seuls sont recensés les votes favorables à la motion : ce qui revient à assimiler, malgré eux, les abstentionnistes à ceux qui soutiennent le gouvernement.

L’innovation complémentaire la plus spectaculaire consiste, par l’alinéa 3 de cet article 49, à appliquer ces nouvelles règles de la censure à l’adoption d’un projet de loi ne réunissant pas la majorité de l’hémicycle et risquant d’être rejeté. Le gouvernement peut engager sa responsabilité sur le texte, qui sera considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les 24 heures, est adoptée 48 heures plus tard.

Certes, cette procédure n’est pas applicable devant le Sénat, mais par le jeu de l’article 45, le gouvernement peut écarter le Sénat en demandant à l’Assemblée nationale de statuer seule en dernier ressort. Ainsi, alors même que l’article 34 déclare que « la loi est votée par le Parlement », un texte peut devenir loi tout en ayant été rejeté par le Sénat et sans avoir été voté par l’Assemblée nationale !

Un glaçon sur la banquise

Cette situation aussi exceptionnelle qu’incongrue ne peut se comprendre qu’en référence aux conditions politiques de l’époque de sa définition. L’instabilité gouvernementale de la IVe République – 15 gouvernements en 12 ans, soit 7 mois et demi de vie en moyenne – exprimait une incapacité à disposer d’une majorité parlementaire durable. Faute d’avoir une force politique éminente, on en était réduit à des combinaisons partisanes aussi fragiles qu’imprévisibles.

Ce statut flottant se traduisait par des pratiques parlementaires douteuses : pour faire tomber un gouvernement, on contournait les contraintes de la censure (une seule sera adoptée en 1955). Il suffisait de contraindre le Président du Conseil qui exprimait un pressant besoin d’un texte à engager l’existence de son cabinet sur son adoption. Et donc, en cas de rejet, de présenter sa démission.

L’article 49.3 a pour objectif d’écarter cette fausse sortie : d’une part, il renverse la question, en obligeant les opposants à se prononcer directement pour ou contre le gouvernement ; d’autre part, en ne décomptant que les votes favorables à la censure, il maintient l’illusion de détenir une position majoritaire grâce aux abstentionnistes mélangés. Le gouvernement est présumé avoir la majorité pour lui puisqu’il n’en a pas une contre lui.

Mais les temps ont changé dès la naissance du nouveau régime en novembre 1958. L’émergence de l’UNR, à elle seule capable d’orienter une majorité du fait de son poids propre, constituera une divine surprise. Le fait majoritaire est consubstantiel à la Ve République. Il ne sera rompu qu’une seule fois, en 1962, dans le trouble de la révision constitutionnelle : encore la motion de censure adoptée en octobre visait-elle explicitement le Chef de l’État au travers du chef du gouvernement.

Lionel Jospin (ici en 2007) a instauré la tenue du scrutin législatif après la présidentielle. Parti socialiste/Flickr, CC BY-NC

L’élection présidentielle au suffrage universel direct contribuera à consolider et rigidifier la majorité. De parlementaire, la majorité deviendra un pur et simple avatar de la majorité présidentielle. C’est en effet autour du Président, et de lui seul qu’elle se constitue. Et plus que le gouvernement, c’est le Président et son projet que l’on soutient avant tout.

Pour renforcer cette identification des deux majorités, il y aura les deux dissolutions mitterrandiennes, intervenant au lendemain de l’élection présidentielle. Et surtout, venant officialiser le dispositif, il y a l’inversion par Lionel Jospin du calendrier électoral : désormais, sauf dissolution, le recrutement de l’Assemblée nationale s’opérera dans le prolongement immédiat du scrutin présidentiel dont à 40 jours d’intervalle, il ne pourra logiquement que constituer une réplique. Ironie cruelle du destin, les socialistes seront, en juin 2002, les premières victime du traquenard qu’ils avaient eux-mêmes tendu !

Une majorité absolue, à l’exception très relative de 1988, soudée au Président, dont elle traduit le programme, voilà qui rend a priori inutile toutes les entraves mises à la liberté parlementaire afin de pallier l’absence de majorité. L’article 49.3 devient, logiquement, aussi peu nécessaire qu’un glaçon pour rafraîchir un apéritif sur la banquise au mois de janvier… Et pourtant…

Une majorité fantôme

Et pourtant, l’exécutif va puiser massivement dans l’arsenal du parlementarisme rationalisé. Non pas pour protéger le gouvernement des vicissitudes de l’opposition, mais afin de transformer le Parlement en chambre d’enregistrement des volontés présidentielles.

L’article 49.3 a été utilisé 83 fois depuis 1958, sans jamais aboutir à une seule adoption de motion de censure. Si l’on excepte la période Rocard, au cours de laquelle de grandes réformes ont été effectuées grâce à cet article, mais où le gouvernement ne détenait qu’une majorité relative, les autres utilisations ont avant tout servi à contourner le débat sur des questions sensibles et à brusquer l’adoption face aux réticences majoritaires.

Très exactement ce qui vient de se passer avec la loi El Kohmri ? En apparence, oui. Mais il y a plus et plus grave dans le cas de figure présent. Un cap a été franchi vers une rupture substantielle de la logique politique mise en place sous la Ve République. Certes le sujet était délicat, et touchait à des principes profondément ancrés. Mais le gouvernement n’a su ni apaiser son aile gauche, ni rallier une partie de l’opposition. Il se trouvait donc acculé sur deux fronts à dynamiter la procédure ordinaire en brûlant ses vaisseaux.

Une fraction non négligeable de sa majorité était même disposée à franchir le Rubicon en déposant une seconde motion de censure en sus de celle de l’opposition. Fait sans précédent : non que, si les frondeurs étaient parvenus à leur fin, ils auraient pu renverser le gouvernement, aucune des deux motions séparées n’ayant une chance d’atteindre la majorité requise. Mais leur initiative aurait abouti à écrire au grand jour un fait éprouvé : il n’y a plus de majorité gouvernementale à l’Assemblée.

Cette perte de majorité exprime, certes, la crise de la gauche, mais avant tout la mort du Parti socialiste, éclaté en trois fractions. Car le capitaine du navire socialiste peut bien batifoler de micro en média pour affirmer le contraire, il n’a pas pu faire trancher du débat en interne comme cela aurait dû être le cas dans un parti de gouvernement. Le bateau ivre du parti glisse sur son erre incertaine.

Le Parti socialiste, principale victime du 49.3. Melle Bé/Flickr, CC BY-NC-SA

Plus lourd encore de conséquences, l’épisode de la loi El Kohmri signe la fin pour l’actuelle équipe gouvernementale de toute possibilité de réforme significative. On connaissait le cabinet fantôme des Britanniques, nous avons maintenant la majorité fantôme.

La cassure de la majorité rend en effet improbable, désormais, toute grande ambition législative. On aura pu forcer la décision des frondeurs, il sera dur d’effacer la plaie. Comme dit le proverbe arabe : « On peut conduire un âne à la rivière, on ne peut pas boire pour lui. » Et voilà la lente et implacable dérive institutionnelle qui ranime les souvenirs de la IVe République, ceux de son inertie et de ses arrangements sans grandeur.

Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique Université de Bourgogne, Auteurs historiques The Conversation France

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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