L’Égypte « ne cédera pas une partie de son territoire pour accueillir des réfugiés palestiniens » de la bande de Gaza. Le maréchal al-Sissi, chef de l’État égyptien depuis 2013, a exprimé, lors d’une récente conférence de presse, son opposition à cette éventualité évoquée depuis les événements tragiques du 7 octobre 2023. « Cette opération vise à pousser les Palestiniens à émigrer vers l’Égypte et cela est inacceptable », a-t-il ajouté.

Pourtant, le déplacement forcé de la moitié de la population du nord vers le sud de l’enclave palestinienne semble attester de l’adhésion des autorités israéliennes à cette solution et présage, pour beaucoup de Palestiniens, d’une seconde Nakba – la catastrophe, nom donné à l’exode massif des Palestiniens en 1948.

Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, les tensions entre le régime égyptien et les autorités israéliennes sont exacerbées.

Ce qui est en jeu pour Le Caire, c’est la zone nord de la région égyptienne du Sinaï – et donc, comme l’affirme al-Sissi, la sécurité nationale égyptienne.

Des « débordements » déjà anciens

La crainte des régimes égyptiens successifs d’un « débordement » de la bande de Gaza sur le sol égyptien n’est pas nouvelle ; elle s’est matérialisée au moins une fois depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas à Gaza en 2006.

La péninsule du Sinaï, occupée par Israël de 1967 à 1982, a été restituée par Israël à l’Égypte dans le cadre des accords conclus à Camp David en 1978, entérinés par l’accord de paix israélo-égyptien de 1979. La région est « frontalière » de la bande de Gaza au nord-est. Cliquer pour zoomer. Peter Hermes Furian/Shutterstock

En 2008, en guise de protestation contre le blocus israélien, des milliers de Gazaouis forcent la frontière et entrent en Égypte, dans le Nord du Sinaï, où ils achètent toutes sortes de denrées en grande quantité et demeurent plusieurs jours. Si cette incursion n’a pas été réprimée par les autorités du Caire, elle a en revanche suscité des réactions violentes de certains dirigeants égyptiens et hante toujours les esprits.

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S’y ajoute le développement, redoublé à partir de 2006, d’un réseau tentaculaire de tunnels entre la bande de Gaza et le Nord du Sinaï, générant une véritable « économie des tunnels ».

La question d’un échange de terres ou de la cession d’une partie du Sinaï pour permettre une extension de la bande de Gaza ou même constituer une alternative à celle-ci est un thème récurrent qui a ressurgi depuis l’offensive israélienne à Gaza et le déplacement forcé de près d’un million de Palestiniens du nord vers le sud de l’enclave.

Le Sinaï, terre marginalisée à forts enjeux

Le Sinaï et sa population, pour l’essentiel des tribus bédouines, ont été marginalisés par les différents régimes égyptiens et n’ont jamais été totalement intégrés au reste de l’Égypte. Suite à la guerre de 1967, le territoire passe sous contrôle israélien.

La conclusion du traité de paix israélo-égyptien en 1979 a abouti au retrait israélien du Sinaï et au redéploiement partiel, à partir de 1982, des troupes égyptiennes dans cette région. Reste que suite à cette occupation, le Sinaï a été perçu comme une « cinquième colonne » par les dirigeants politiques égyptiens, et ses habitants comme des citoyens de seconde classe. La marginalisation de cette zone a donc créé les conditions d’une contestation parfois violente de la légitimité du pouvoir politique égyptien.

L’idée de développer le nord du Sinaï, pour le transformer en zone industrielle et générer un marché de l’emploi à l’intention des Palestiniens de Gaza, a notamment été présentée au moment de la publication du volet politique du « deal du siècle » en janvier 2020 par Donald Trump.

Le régime égyptien s’était empressé de démentir un tel projet et ne cesse de réaffirmer ces derniers jours son refus catégorique de céder une partie du Sinaï et d’enfreindre par là même l’intégrité territoriale de l’Égypte.

Les services de renseignement égyptiens en première ligne

La préservation de la sécurité nationale égyptienne serait directement liée à l’évolution des conditions politiques et sécuritaires dans l’enclave palestinienne voisine. Cela explique aussi le rôle central des services de renseignement égyptiens dans les négociations indirectes de cessez-le-feu de long terme dans la bande de Gaza. Les officiers égyptiens, plus que de simples « médiateurs », sont partie à ces négociations, le régime considérant le cessez-le-feu comme une condition sine qua non de la stabilité de la péninsule du Sinaï.

L’actuel régime égyptien présente ce lien de causalité de manière explicite en exigeant du parti islamiste palestinien sa coopération dans la « lutte contre le terrorisme ». Depuis 2013, le maréchal al-Sissi a déployé un arsenal militaire pour endiguer les menaces sécuritaires, lesquelles se concentreraient en particulier aux frontières.

À cet égard, la région nord du Sinaï représente un foyer central des campagnes militaires égyptiennes, appuyées notamment par les forces armées israéliennes, et qui ont par exemple permis de détruire l’essentiel du réseau souterrain de tunnels évoqué précédemment.

Un territoire propice aux contestations

La péninsule du Sinaï est devenue un terrain propice à la prolifération de groupuscules islamistes contestataires du pouvoir égyptien, en particulier depuis 2011 et la révolution égyptienne – et, ainsi, un enjeu de sécurité central pour les régimes égyptiens.

La destitution du président Hosni Moubarak est en effet régulièrement présentée comme un catalyseur du développement dans cette zone de mouvements insurgés, lesquels auraient profité d’un « vide politique ». Il serait toutefois erroné de considérer les changements politiques survenus en 2011 comme l’acte de naissance de ces groupuscules ou de l’instabilité générale dans la péninsule du Sinaï, puisque différentes attaques sont survenues au début des années 2000.

Toutefois, la politique de Moubarak pour endiguer ce phénomène apparaît sans commune mesure avec celles mises en œuvre à partir de 2011. Mais l’instabilité dans le Sinaï, tout comme, tout comme les soucis liés à la proximité avec la bande de Gaza, sont en grande partie le fruit d’une instrumentalisation mise en œuvre par le régime actuel.

Une zone sous état d’urgence depuis 2014

La mobilisation par le régime égyptien du registre de la « sécurité nationale » permet de justifier tout un ensemble de politiques sécuritaires. En outre, Le Caire s’est lancé dans un vaste projet de réaménagement territorial de la zone nord du Sinaï en employant la force.

Dès lors, les opérations militaires dans le Sinaï ont pris une ampleur inégalée depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal al-Sissi, en termes de capacités militaires mais aussi en raison du degré de répression. L’état d’urgence est décrété dans le nord du Sinaï, déclaré « zone militaire » depuis le mois d’octobre 2014, et n’a à ce jour pas été levé. https://www.youtube.com/embed/WLj72HlZXRw?wmode=transparent&start=0

Les informations quant à l’évolution de la situation dans cette zone inaccessible aux civils sont rares. On sait toutefois que l’armée s’est livrée à des opérations de destructions massives d’habitations de civils ; un rapport de Human Rights Watch publié en 2019 pointe les abus et crimes de guerre de l’armée égyptienne à l’encontre des populations du nord du Sinaï depuis 2013. La création d’une zone tampon à la frontière avec la bande de Gaza, qui s’étend sur plusieurs kilomètres, a engendré des déplacements forcés, mais aussi des arrestations arbitraires ou encore des assassinats entre juillet 2013 et avril 2018.

Sécurité et méga-projets

Le changement de perception des autorités égyptiennes vis-à-vis du dossier palestinien s’est traduit par des politiques sécuritaires menées depuis 2013, lesquelles consistent essentiellement à contenir la proximité avec la bande de Gaza en faisant de la gestion de conflit. Mais la menace que constitue l’enclave palestinienne ainsi que le nord du Sinaï est en partie le fruit d’une construction permettant au régime du maréchal al-Sissi de justifier la militarisation croissante de cette zone.

Les politiques de sécuritisation de la péninsule du Sinaï ont conduit à l’expropriation de terres dans cette zone et à une reconfiguration territoriale majeure avec le développement de « méga-projets » pilotés et financés par l’armée égyptienne avec l’aide de riches hommes d’affaires proches du cercle présidentiel.

On pense par exemple à la construction du tunnel « Tahya Masr », permettant aux habitants du nord du Sinaï et aux autorités sécuritaires égyptiennes de relier la ville d’Ismaïlia, à l’est du Caire, au nord de la péninsule, sous le canal de Suez, afin d’éviter l’isolement du Sinaï. https://www.youtube.com/embed/s-u3Qsv0UNw?wmode=transparent&start=0 Le projet du tunnel, « Tahya Masr », YouTube, 5 mai 2019.

Dans le cadre de ces grands chantiers de l’armée, d’autres projets de reconstruction de cette zone sont en cours, comme celle de logements à Rafah, côté égyptien de la frontière.

Le régime a donc d’autres projets pour le nord du Sinaï. Pourtant, il est tentant d’appréhender cette zone militaire et désertée comme un territoire propice à la fixation d’un camp de réfugiés palestiniens.

Cependant, la société civile égyptienne dans son ensemble, acquise à la cause palestinienne, estime que céder une partie du territoire égyptien, plus qu’une atteinte à l’intégrité territoriale du pays, reviendrait à se rendre complice d’un plan colonial israélo-américain de déplacement forcé de la population de Gaza.

Sarah Daoud, Docteure en science politique (mention relations internationales), Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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