« Génération Z » compte sans doute parmi les mots les plus utilisés dans le monde du travail ces derniers temps. Les difficultés de recrutement ont mis les entreprises au défi d’attirer et de fidéliser les jeunes « talents » et de nombreuses analyses ont tenté de cerner les attentes de cette nouvelle génération. Celle-ci serait hyperconnectée aux réseaux sociaux, militante du genre et du climat, avide de sens… mais aussi individualiste, désengagée et matérialiste.
Pourtant, comme toutes les classes d’âge, celle-ci qui a récemment fait son entrée sur le marché du travail est profondément hétérogène. Difficile d’en faire un portrait uniforme, ce que le sociologue Pierre Bourdieu soulignait déjà en 1978 avec sa formule « La jeunesse n’est qu’un mot ». Et si, pour mieux comprendre ces jeunes, on commençait d’abord par interroger le concept de « génération » ?
Un seul et même groupe ?
On définit la génération Z comme un groupe d’individus nés entre la fin des années 1990 et le début des années 2010. Les dates peuvent varier d’une classification à l’autre : la plupart des définitions de la génération Z la font débuter en 1997, mais d’autres mentionnent également 1996 ou encore 1995. Et il en va de même pour les autres générations, comme celle des Y qui peut débuter à partir de 1980 ou 1984 ou encore la génération X qui désigne des individus nés entre 1965 et 1976, mais parfois bornée par 1961-1981 ou encore 1962-1971.
Même si ces variations sont légères, elles révèlent la fragilité de ces concepts dont les professionnels du marketing et les médias usent et abusent. L’auteure de cet article, par exemple, née en 1980, ne sait toujours pas si elle appartient aux X ou aux Y. Pourtant, selon que l’on prenne l’une ou l’autre hypothèse, les caractéristiques qui lui seront attribuées seront assez différentes, notamment pour ce qui concerne son rapport au travail… Pour essayer d’y voir plus clair, revenons donc à la racine du concept : la notion de génération.
D’un point de vue démographique, une génération désigne un ensemble de personnes nées sur une même période, qui s’étale sur une vingtaine d’années environ et qui renvoie à l’origine « au nombre d’années séparant l’âge du père de celui du fils ». Cette vision simpliste sera récusée en particulier par le sociologue Karl Mannheim, dans un article fondateur de 1928 : les individus ne sont pas membres d’une même génération juste parce qu’ils partagent une date d’anniversaire, ils doivent également partager « une identité de réponses, une certaine affinité dans la manière dont ils évoluent, vivent et sont façonnés et formés par leurs expériences communes ».
Mannheim propose ainsi de définir une génération comme une classe d’âge partageant un destin commun et manifestant une cohésion sociale, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à un même groupe. Il nous invite donc à considérer trois variables en parallèle : la dimension biologique de l’âge mais aussi les dimensions historique et sociale.
Effet d’âge, effet de génération, effet d’époque ?
En statistique, l’effet de génération, le fait d’être né à telle ou telle date ou d’avoir connu tel ou tel événement, doit être distingué de l’effet d’âge. Les recherches qui s’intéressent à l’évolution des valeurs des personnes du même âge à différentes périodes (par exemple, les attentes professionnelles des jeunes de 20 ans nés en 1960, 1980 ou 2000) n’identifient pas de ruptures culturelles opposant des générations.
On retrouve ainsi dans les discours actuels sur la génération Z, la même litanie qu’il y a 20 ans sur la génération Y : « quête de sens, soif d’accomplissement personnel, souhait de ne pas “perdre sa vie à la gagner” ». Des valeurs qui se manifestaient déjà chez la « génération 68 », cherchant à briser les carcans sclérosants et les relations traditionnelles en entreprise pour faire du travail un vecteur d’épanouissement personnel et collectif. Plus que des « effets de génération », il pourrait donc y avoir un « effet d’âge » commun à toutes les générations : à 20 ans, on est plus susceptible de vouloir changer le monde. Et nous sommes (ou presque) tous passés par là.
Outre l’âge, une génération doit aussi être replacée dans un contexte sociohistorique qui lui confère un destin commun et la dote d’une réelle consistance, d’une « identité générationnelle ». On parle ainsi de la génération qui a connu la guerre, de la « génération 68 » et aujourd’hui parfois de « génération Covid ». Les jeunes ont en effet particulièrement mal vécu les confinements et l’isolement social, ainsi que la restriction des distractions qui en a découlé, à un âge où le désir de contacts sociaux et d’activités en groupe est souvent le plus développé. Plus que les autres classes d’âge, ils ont témoigné de troubles psychosociaux qui perdurent encore aujourd’hui, comme le constatent les psychiatres. S’y ajoutent les mutations climatiques à l’origine d’une écoanxiété qui touche particulièrement les jeunes.
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Toutefois, ici encore, l’hypothèse d’une spécificité générationnelle semble fragile. En effet, l’angoisse suscitée par les crises sanitaire et écologique n’est pas propre aux Z. D’autres franges de la population sont aussi impactées par ces deux crises, bien au-delà des jeunes : femmes, précaires et chômeurs pour la première ; personnes particulièrement sensibilisées aux enjeux climatiques (scientifiques, agriculteurs par exemple) ou soumises à des conditions de travail dangereuses ou travaillant dans des secteurs polluants pour la seconde. Les évolutions dans la sensibilité et les valeurs sont souvent poreuses entre les classes d’âge d’une même époque, notamment via les transmissions familiales. Ces constats témoignent de la pertinence d’une grille de lecture en termes d’effets d’époque plutôt que de génération.
Des travailleurs comme les autres
Si ni l’âge ni l’époque ne permettent de faire émerger la spécificité de la génération Z, la dernière variable, à savoir la dimension sociale, nous permettra-t-elle enfin d’y parvenir ? Il semble que la réponse soit à nouveau négative et frappe encore une fois par son évidence. À toutes les époques, la jeunesse n’a jamais été une catégorie homogène, particulièrement dans son rapport au travail.
Une multitude de facteurs sont en effet susceptibles de l’influencer : le niveau de diplôme, le secteur d’activité, les conditions socio-économiques, ainsi que le lieu de résidence (ville/zone rurale/zone périurbaine), le contexte organisationnel spécifique à l’entreprise dans laquelle la personne officie, mais également des facteurs plus subjectifs (traits de personnalité et expériences antérieures de travail plus ou moins positives). Une diversité de situations qui explique certainement l’ambivalence des caractéristiques attribuées aux « nouvelles générations », celles d’hier comme d’aujourd’hui.
De multiples portraits se cachent ainsi derrière la catégorie englobante des « jeunes », avec autant d’aspirations différentes au travail et de difficultés particulières : du jeune peu qualifié, avant tout à la recherche d’un emploi lui permettant de subvenir à ses besoins matériels jusqu’aux élites de Harvard ou Polytechnique en « quête d’excellence » en passant par les diplômés du supérieur issus de familles de cadres détenant un fort capital culturel et à la recherche d’un « métier passion ».
Sans vouloir complètement gommer quelques traits qui pourraient être plus marqués chez les jeunes d’aujourd’hui que dans les autres classes d’âge, la thèse selon laquelle la génération la plus récente formerait une cohorte homogène animée par des aspirations distinctes des autres classes d’âge dans son rapport au travail n’est soutenue par aucune preuve. Elle persiste pourtant, du fait des interprétations approximatives qui entourent le concept de génération, mais peut-être aussi de stéréotypes tenaces sur « les jeunes ».
Ces constats invitent avant tout à voir dans « Les jeunes, des travailleurs comme les autres », titre d’un ouvrage que nous avons récemment publié, et à ne pas tomber dans le piège d’approches générationnelles qui empêchent de développer une réflexion approfondie sur l’expérience collaborateur au profit d’étiquettes simplistes. La Chaire Futurs de l’industrie et du travail de l’école des Mines invite ainsi à creuser d’autres pistes, cherchant à réponde aux attentes de l’ensemble des salariés.
Suzy Canivenc, Chercheure associée à la Chaire Futurs de l’Industrie et du Travail, Mines Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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